Entretien (2) Pr Pierre Kipré:  » l’Homme devient Homme par le respect de la parole »

3 semaines

Nous vous proposons la deuxième partie de la longue interview du Professeur Pierre Kipré, ministre historien, ambassadeur ivoirien, membre de l’Ascad.

Pouvoirs Magazine : Est-il donc incorrect de dire que nous sommes une civilisation de l’oralité ?

Pierre Kipré : L’oralité est effectivement l’élément dominant de nos cultures. Comme le disait Feu Bernard Dadié, l’oralité est le livre habituel des Africains. C’est dans l’oralité que se transmettent les textes, l’histoire des populations, leur sociologie, leurs religions, leur cosmogonie, etc. Les proverbes, les devinettes, les formules de politesse, tout cela fait partie de l’oralité.

Nos ancêtres percevaient la langue non seulement comme un moyen d’intercommunication. Mais aussi comme le véhicule essentiel de nos valeurs culturelles. C’est par la parole que l’homme devient homme, et par le respect de la parole. La langue est centrale dans nos sociétés, même dans celles qui avaient un système d’écriture.

À la naissance du monde, il y a eu la parole. Cela se retrouve dans nos religions, mais aussi dans nos cultures africaines. « Kassa Bia Kassa », la parole est vraie, comme le dit le langage des tambours. Celui qui veut montrer sa véritable humanité doit respecter la parole. La parole est donc essentielle. C’est à travers elle que nous retrouvons toutes les valeurs africaines. Le mensonge et la malhonnêteté n’en font pas partie. Par contre, l’honnêteté et la vérité en font partie.

Nos cultures sont holistiques, elles touchent tous les aspects de la vie. Elles caractérisent et identifient chaque communauté. Par exemple, un Baoulé parle baoulé, mais il connaît aussi les contes, les proverbes, et les formules de politesse qui forgent son identité culturelle. De même, un Malinké, un Krou, un Gour ont leurs propres particularités culturelles. La culture, c’est aussi l’organisation de la société, de la politique, de la vie communautaire. À l’époque de nos ancêtres, il n’y avait pas de décisions planifiées à l’avance. Les décisions se prenaient en fonction des faits sociaux, ce qui allait devenir une coutume après répétition.

Mais aujourd’hui, l’État a pris le pouvoir de changer la société selon des rapports de force. Depuis la colonisation, l’État a imposé une distinction entre l’éducation domestique et l’éducation publique. L’éducation publique a été orientée pour faire accepter l’autorité coloniale, l’exploitation du territoire, et la langue du colon. C’est dans cette dynamique que l’État a pris un contrôle sur les aspects culturels.

Pouvoirs Magazine : Vous avez mentionné l’importance des langues africaines. Quel rôle ces langues jouent-elles dans la valorisation de nos cultures dans la société moderne ?

Pierre Kipré : Le rôle des langues est primordial. Tout d’abord, comme je l’ai dit précédemment, elles servent à l’intercommunication, puis à la transmission des valeurs. Et enfin à la construction de l’identité de la communauté. Si vous voulez être accepté par une communauté, il faut parler sa langue. Certains administrateurs coloniaux en ont tiré parti : en apprenant quelques mots dans nos langues, ils pouvaient facilement se faire accepter par les populations locales.

Dans une société plurilingue, un problème majeur est celui de l’intercommunication, qui peut devenir un frein à la cohésion nationale. Par exemple, en Côte d’Ivoire, il existe 60 langues, ce qui peut paraître un obstacle. Mais la question n’est pas insurmontable. L’unité nationale peut se construire par la pratique de plusieurs langues, ce qui permettrait à tous de se comprendre et de s’identifier à une culture collective. J’ai préféré parler de communauté et non d’ethnies. Les ethnies ont une histoire, elles ne sont pas figées et sont ouvertes au métissage. Elles constituent aussi des arguments politiques.

Si nous voulons construire une nation, il est essentiel que ses membres puissent communiquer entre eux, au moins dans une ou plusieurs langues communes. Certains pays africains l’ont compris et ont introduit l’enseignement des langues nationales dans leur système éducatif. J’ai essayé de promouvoir cette idée lorsque j’étais aux Affaires, mais on m’a demandé de me calmer, car ce n’était pas à l’ordre du jour. Cependant, il est évident que cela aurait un impact significatif sur l’unité nationale.

Prenons un exemple simple. Lors de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN), le match entre la Côte d’Ivoire et la RDC a révélé des différences linguistiques. En RDC, les joueurs se parlaient en lingala, tandis qu’en Côte d’Ivoire, la communication était en français. Cela a créé des malentendus pendant le match, car la passe demandée en lingala n’a pas été comprise par les Ivoiriens.

Ce genre d’incident montre l’importance de la langue dans la communication. Au minimum, nous devrions apprendre à parler une ou deux langues locales en plus du français. Cela favoriserait les échanges et renforcerait notre identité ivoirienne. Par exemple, un Bété qui apprend le Koulango, et vice versa, pourrait mieux comprendre les proverbes et coutumes de l’autre communauté. Cela pourrait créer un sentiment d’appartenance et de solidarité entre les Ivoiriens.

Je constate que, dans certaines familles, les enfants ne parlent même pas la langue de leurs parents, par exemple, le bété. C’est un problème culturel qui doit être résolu pour préserver notre identité. La langue n’est pas seulement un outil de communication, mais un pilier fondamental de notre culture et de notre identité collective.

Entretien réalisé par

ALEX KIPRE

photo: POUVOIRS MAGAZINE

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