Autodidacte, marginale, lumineuse. Ouédraogo Adjaratou n’a jamais appris à parler, alors elle a peint. Dans les rues d’Abidjan, elle tend ses toiles comme d’autres tendent des mains. Entre douleur intime et urgence sociale, elle offre l’art en partage. Pouvoirs Magazine a fait parler cette femme libre, imprévisible, qui transforme le mutisme en manifeste, et les passants en peintres.
Pouvoirs Magazine : Vous avez dit un jour : « S’il n’y avait pas la peinture, je ne sais pas ce que je serais devenue. » Qu’y avait-il comme alternative ?
Adjaratou : Rien d’autre. La peinture a été mon seul langage. J’ai traversé des moments très difficiles, et c’est elle qui m’a sauvée.
Pouvoirs Magazine : La peinture vous a sauvée, mais aujourd’hui… est-ce que l’art vous expose plus qu’il ne vous protège ?
Adjaratou : Non. C’est l’inverse. L’art me délivre. Il me permet de parler, alors que je ne parlais pas. Je m’exprime enfin.
Pouvoirs Magazine : Vous pourriez arrêter de peindre un jour ? Ou est-ce devenu une dépendance ?
Adjaratou : Je ne pense pas que je pourrais arrêter. C’est mon mode de communication. Sans peinture, je redeviens muette.
Pouvoirs Magazine : Deux mairies vous ont refusé l’autorisation d’exposer. Pourquoi ce rejet selon vous ?
Adjaratou : Elles sont 3 en réalité. Cocody, Marcory, Koumassi. Je n’ai jamais reçu de refus officiel. Rien. Juste le silence. J’ai dû reporter plusieurs fois. Je ne sais pas pourquoi.
Pouvoirs Magazine : Est-ce vous qui vous tenez hors du système, ou est-ce le système qui vous met dehors ?
Adjaratou : Je demande toujours des autorisations. Je ne m’impose pas. Mais le silence, lui, me renvoie toujours à la marge.
Pouvoirs Magazine : Si on vous offrait une galerie climatisée, avec du marbre au sol… vous diriez oui ?
Adjaratou : Non. Je choisirais toujours la rue. C’est là que sont les gens à qui je parle. Une galerie ne les toucherait pas.
Pouvoirs Magazine : Vous transformez des passants en artistes. Vous vous sentez mère d’un mouvement ou simple passeuse d’élan ?
Adjaratou : Je me sens mère. Moi aussi, j’étais une inconnue. Je veux montrer que tout le monde peut s’exprimer par la peinture.
Pouvoirs Magazine : Est-ce que l’art a pris la place des enfants dans votre vie ?
Adjaratou : Oui, sans doute. La peinture a occupé cet espace. Elle est tout ce que j’ai nourri et élevé depuis mon enfance.
Pouvoirs Magazine : Vous vendez des œuvres réalisées par d’autres. Est-ce que cela vous efface ?
Adjaratou : Non. Ces ventes soutiennent des causes. Une partie revient à ceux qui ont peint. 80 % des œuvres sont données.
Pouvoirs Magazine : La rue vous appartient-elle plus que les musées ? Ou est-ce un refus d’attendre qu’on vous ouvre les portes ?
Adjaratou : La rue ne m’appartient pas. Je demande les autorisations. Mais peut-être que j’ai moins peur de la rue que des musées.
Pouvoirs Magazine : Quand la peinture ne suffit plus, qui vous tend la main, à vous ?
Adjaratou : Dieu. Et puis mon propre porte-monnaie. Je finance tout. Aucun sponsor ne m’a jamais répondu. Jamais.
Pouvoirs Magazine : Peindre les invisibles, est-ce un pouvoir que vous avez… ou un poids que vous portez ?
Adjaratou : Peut-être les deux. Mais je ne cherche pas le pouvoir. Je cherche la lumière. Je leur donne ce que j’ai manqué.
Pouvoirs Magazine : Dans vos toiles, qui pleure ? L’enfant que vous étiez ou la femme que vous êtes ?
Adjaratou : L’enfant. Toujours l’enfant. Mais cette femme-là… elle n’est pas encore finie. Elle se cherche encore.
Pouvoirs Magazine : Avez-vous déjà regretté d’être artiste ?
Adjaratou : Non, jamais. Pas un jour. Même quand c’est dur, c’est la seule chose que j’ai choisie.
Pouvoirs Magazine : Et si le silence revenait un jour ? Si la parole vous échappait à nouveau ?
Adjaratou : Le silence est toujours là. Il ne m’a jamais quittée vraiment. Mais aujourd’hui, c’est moi qui décide de le peindre.
photos:dr
propos recueillis par
POUVOIRS MAGAZINE