Enseignant universitaire, auteur prolixe, le prêtre du diocèse de San-Pedro a sorti un ouvrage oscillant subtilement et audacieusement entre pessimisme et optimisme.
Vous publiez « Côte d’Ivoire Faillite de la morale, crises politiques » votre vingtième livre, sans que les choses ne changent vraiment. Accorde-t-on du crédit à vos textes ?
Pour être sincère, je ne me préoccupe pas de savoir si l’on accorde du crédit ou pas à mes paroles. C’est vrai, pour paraphraser l’écrivain Gilbert Cesbron, je n’espère y convaincre personne : chacun ne convainc que soi-même. Mais si j’ébranle quelques tenants du discours menaçant, intimidant, insultant, effronté, et quelques promoteurs des évidences trompeuses sur notre vie en société, c’est assez !
Mon positionnement, en mon âme et conscience, procède d’une expérience douloureuse où, chaque fois, la mort rôde de mille manières. Sur les chemins des crises ivoiriennes, la mort emporte toujours avec elle les moins chanceux, qui ne demandaient pourtant qu’à vivre en paix.
Moi, je veux vivre sans que ce soit chaque fois par chance, comme lorsqu’en 2011, une balle perdue est venue se loger dans ma chambre, alors que je n’étais pas là ! Le fait de vivre pour tout homme ne doit pas procéder de la chance. Puisque la vie elle-même est une grâce de Dieu. Vivre par chance relativise la grâce. Nous ne devons pas l’accepter.
D’accord. Mais êtes-vous vraiment entendu ?
Là n’est pas ma préoccupation. Au contraire, c’est tout cela qui me pousse à dire haut et fort, même si je ne suis pas entendu aujourd’hui, que les passions humaines entraînent les peuples sur des chemins radicalement opposés à la dignité humaine. C’est pourquoi il faut des paroles, comme les miennes, pour aller chercher ces passions là où elles se dissimulent, afin de les mettre en lumière pour nous opposer ouvertement à elles.
Certes, les mots ont une histoire, c’est pourquoi leur usage impose toujours de choisir son camp. Nous savons également, dans certains contextes, le sens que chacun tente d’attribuer à un mot pour le pervertir et quelquefois même pour appeler au meurtre. Mais ce dont il s’agit ici, c’est de la dignité humaine qui nécessite de n’économiser aucun mot susceptible de la défendre et de la promouvoir.
Vous évoquez et décrivez un immoralisme social dont est curieux de percevoir la cause.
L’immoralisme social que mon ouvrage évoque, en analysant la situation des jeunes, des aînés, des hommes de Dieu, des artistes chanteurs, des intellectuels, des journalistes, et des institutions de la Républiques, vient d’un basculement social ou, pour être plus précis, de ce que je nomme un décrochage social. Celui-ci nous a fait renier ouvertement certaines valeurs communes sur lesquelles reposait le processus d’humanisation de notre peuple.
Et la responsabilité incombe aux politiques ?
J’évoque la responsabilité des hommes politiques, non pas pour dire qu’ils n’ont pas droit à l’erreur et qu’ils seraient fatalement des méchants ! Je pars du fait que la finalité propre de l’action politique, c’est de soustraire la société à la violence des uns contre les autres par la gestion des intérêts divergents. Or, dans notre cas, c’est ceux qui sont chargés de nous soustraire à la guerre des uns contre les autres, qui sont eux-mêmes en guerre les uns contre les autres, parce qu’ils ne sont pas capables de gérer leurs propres intérêts divergents à partir d’un minimum de valeurs communes.
C’est donc parce que la finalité propre à l’action politique a été détournée au service d’intérêts individuels, que les acteurs politiques cultivent l’affrontement. De ce fait, la finalité parmi les finalités propres à l’action politique, c’est-à-dire le bien commun reste une notion vague. Voici pourquoi l’action politique est devenue dangereuse et finit par se dresser contre ceux-là mêmes qu’elle a vocation à servir dans la cité.
N’a-t-on pas de solution ? Un retournement n’est-il pas possible ?
La succession des crises sociopolitiques est le signe manifeste qu’aucun homme politique, en Côte d’Ivoire, n’a la solution à la revendication majeure du peuple. Revendication qui est de tendre vers une société fraternelle par la réconciliation et la paix. La raison est simple.
C’est que la cause du problème des Ivoiriens, c’est l’incapacité des acteurs politiques de notre pays à se mettre d’accord sur un minimum de projets communs et de valeurs communes, dans la façon de conduire notre peuple. Il leur est alors, de fait, impossible d’être la cause et la solution. À moins d’une conversion profonde, puisque la plupart d’entre eux sont des hommes et des femmes de foi.
Vous me demandez si un retournement n’est pas possible. En grec le retournement serait qualifié de Métanoia, c’est-à-dire un besoin, une tension qui n’est pas juste un sentiment moral de culpabilité, mais le désir qu’émerge finalement en chacun, une dimension nouvelle, qui repose sur des valeurs de transcendance. Toutes les sociétés qui ont voulu réduire la violence en leur sein, se sont appuyées sur des valeurs de transcendance.
Parce que, tous ceux qui ont une foi active, et qui pensent que la foi donne des réponses pour la vie quotidienne et communautaire, évitent de préméditer le mal contre les autres.
Doit-on être enclin finalement à conclure que ce que le Président Houphouët-Boigny pensait des Arabes à savoir « Qu’ils ne sont d’accord que sur leurs désaccords » est désormais applicable à la Côte d’Ivoire ?
Lorsqu’on prend le temps d’analyser le discours politique en Côte d’Ivoire, en le mettant en lien avec le contexte dans lequel il émerge, on établit toujours une typologie qui change rarement : il y a donc des discours menaçants ; des discours intimidants ; des discours insultants ; des discours effrontés.
Il n’est pas possible de vouloir une chose et son contraire. Celui qui veut la paix doit être en paix avec lui-même, c’est-à-dire que le discours de haine doit lui être insupportable.
La Côte d’Ivoire est promise à un bel avenir. C’est cela sa destinée. C’est pourquoi notre pays a tant besoin d’acteurs politiques qui fassent chanter en nos cœurs et en nos âmes ce que Charlotte Herfray appelle la « chanson de la justice, de la solidarité, du respect et de l’honneur ».
Il faut le reconnaître humblement, depuis bien longtemps déjà, notre pays est en grand déficit d’acteurs politiques capables de nous ouvrir un autre monde à explorer. Un mode où l’ennui du déjà vu et du déjà entendu, des affrontements violents et récurrents aux élections présidentielles, de l’exil et des emprisonnements d’adversaires politiques, peut s’estomper !
Telle est ma « vérité » sur notre pays commun. Sur ses leaders politiques, sur la faillite de la morale à tous les niveaux, sur la grande difficulté d’être une Nations. Mais j’admets que les autres ivoiriens puissent avoir, chacun « sa » vérité.
Cette éthique de l’altérité, qui consiste à reconnaître les autres pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire différents de nous, et assumant leur vision du monde, est la condition d’un dialogue sincère et finalement de la réconciliation nationale.
Le dialogue, comme l’étymologie le suggère, (dialogos en grec, « paroles, discours entre ») n’est possible que dans un contexte où la pensée est multiple et divergente. Dans ce sens, il est vrai de dire que toute vérité sur la vie des hommes en société ne peut qu’être symphonique !
Interview réalisée par
ALEX KIPRE