Sur scène, Isaac Kemo est bien plus qu’un saxophoniste : il est un conteur. Avec son sax alto en bandoulière, il ne joue pas, il raconte – chaque note étant une confidence, un aveu, une mémoire.
À bientôt un demi siècle d’existence, l’Ivoirien installé en Corse conjugue virtuosité, vision et véracité. Héritier spirituel de Manu Dibango, frère de sonorités de maints sax, Kemo n’imite pas : il incarne.
Isaac Kemo n’est pas de ceux qui butinent tous les instruments, même s’il en connait. Il ne veut pas « tout jouer ». Il a choisi, et ce choix l’a libéré. Son saxophone est le prolongement de sa voix intérieure, le miroir de son souffle. Il refuse la dispersion. Son approche n’est pas scolaire, elle est incarnée : « Je fais parler mon instrument », dit-il, comme on fait parler un cœur.
Contrairement à certains qui multiplient les prouesses techniques pour séduire, lui privilégie la sincérité du timbre, l’épaisseur des silences, les respirations entre deux notes. Le sax devient verbe, mais un verbe habité.
UNE CARRIÈRE ENTRE ABIDJAN, PARIS, CORSE, TOKYO ET LE MONDE
Au Japon, sa musique s’est teintée d’orientalisme sans perdre une once de son ancrage. Les Japonais ont repris ses titres (dont Abidjan Groove) avec passion et respect. L’artiste y a vu l’universalité de l’émotion.
UNE PRÉSENCE SCÉNIQUE À LA MANU DIBANGO
Sur scène, Kemo déploie les attitudes des maîtres : la posture enracinée de Dibango qui l’a vu chargé de promesses à l’écoute de son album « Nessmon », la sensualité, l’élégance désinvolte. Il bouge peu mais dit tout. Pas de gestes inutiles. Son sax parle pour lui, ses yeux cherchent la complicité du public. Et de ses musiciens. Il sait ménager l’espace, poser un silence, faire éclore une note comme une larme.
Son quartet — avec Laurent Noah au piano, Israel Boka à la batterie et Isaac Badiel à la basse — est un bloc soudé par des années de jeu commun. Ensemble, ils ne jouent pas, ils respirent à quatre. L’équilibre est subtil, l’intention toujours précise.
Kemo peint comme il joue. Il compose comme on trace une ligne de couleur. Grand-Bereby, l’un de ses titres phares, est décrit comme un tableau, une fresque d’eau et de silence. Sa musique se lit autant qu’elle s’écoute. Il aime les hybridations : Hybrid Dance en est l’exemple parfait. Inclassable, bancal, en déséquilibre parfait, ce titre montre sa volonté de repousser les limites du jazz vers l’inattendu.
MUSICIEN ET PEINTRE : UNE MÊME TOILE
Avec Ketoura ou Nelly Kemo, Isaac dédie des morceaux à ses filles. L’intime rejoint l’universel. Il célèbre Soleil Café, le lieu où tout a commencé, comme une matrice, un ventre musical. Avec Paco Solo, il rend hommage à Paco Séry, modèle, frère de notes. Gratitude et humilité sont deux piliers de sa démarche artistique.
UNE VISION POUR LA SOCIÉTÉ : CLIMBIÉ COMME SOFT POWER
Kemo est un penseur. Il croit que l’art peut réparer les fractures du pays. Le sien. Son spectacle hommage à Bernard Dadié, basé sur Climbié, eut à croiser musique, danse, 3D et littérature. Il éleva l’âme collective, restaura les cordons générationnels rompus.
Une note pour dire une page, un souffle pour traduire une douleur. Voilà le pari du spectacle. C’est un acte politique, poétique, pédagogique.
NESSMON : L’AUTOBIOGRAPHIE PAR LE SAX
Son album Nessmon – « Le feu ne s’éteint pas dans l’ouest montagneux » – est une autobiographie musicale, une mosaïque d’influences, de douleurs, de voyages. On y sent la rage et la grâce. Chaque titre, chaque mesure y est un instant de vie, un aveu, une flamme.
Kemo ne joue jamais son solo de la même manière. Il réagit à l’énergie de la salle, capte le non-dit du public. Il laisse l’inattendu l’envahir, accepte le risque. Parfois, une seule note suffit. Il sait que le poids de la musique est dans la retenue, pas dans la démonstration.
En dehors de la scène, il reste discret, concentré, simple. Un homme habité, mais jamais bruyant. Il écoute beaucoup parle peu mais quand il parle, chaque mot est une idée, un pas vers l’autre. Il est toujours dans le compagnonnage.
Isaac Kemo est la synthèse vivante des géants du sax. Grâce, sensualité, clarté, l’africanité sacrée. Mais il est aussi et surtout un créateur sincère, un musicien qui ne joue pas pour briller, mais pour dire le vrai.
