11 mai, entre mémoire de Bob Marley et mutation d’un genre contestataire devenu luxe assumé
Le 11 mai 1981, Bob Marley quittait ce monde, laissant derrière lui bien plus que des mélodies envoûtantes. Une philosophie de vie, une posture politique, un appel à la résistance et à la liberté.
Plus de quarante ans plus tard, la mémoire du prophète rasta plane encore sur les ondes… mais que reste-t-il de son héritage dans les rues d’Abidjan, de Yopougon à Jacqueville ?
Autrefois symbole de sobriété et de révolte, le reggaeman d’aujourd’hui roule en bolide et vit en villa.
Il ne vit plus d’herbes. Il vit de cachets, d’idéologies et, disons-le, parfois de compromissions.
Alpha Blondy a été le premier à donner le ton. Avec sa BMW X5 dans les années 2000, il brisait les codes du rasta simple et dépouillé. Dans la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, homme du capital et des contrats juteux, Alpha osait le luxe ostentatoire, créait le « Café de Versailles » pour vendre du Porto et en consommer.
Tout en continuant de chanter la paix et l’unité. Mais très vite, la question est apparue : comment concilier reggae et richesse, contestation et confort ?
Tiken Jah Fakoly, longtemps figure de la contestation frontale, vit aujourd’hui dans une villa-bunker à Yopougon, isolé du peuple qu’il représentait.
Kajeem, qui a toujours eu un penchant pour les « godasses anglaises » John Lobb, Chruch, le poète urbain, s’est installé dans une résidence paisible à Jacqueville.
Avec un espace d’écriture. Loin du tumulte et des bidonvilles qu’il décrivait jadis.
Fadal Dey, Ismaël Isaac (propriétaire d’un enclos à bovins et ovins), Spyrow très souvent en costumes et d’autres suivent une trajectoire similaire. Des artistes populaires.
Autrefois, le reggae combattait l’idolâtrie de l’argent. Aujourd’hui, ils chantent les idéologies les plus rentables.
Des chansons « engagées » calibrées pour plaire à tel clan, tel leader, tel sponsor.
Et quand on les interroge, Alpha Blondy répond sans détour :
« Qui t’a dit que l’argent ne fait pas le bonheur ? »
Lui qui porte désormais des tresses ornées d’or, ou d’un simili tout aussi voyant.
Le veau d’or n’est plus un ennemi. Il est devenu compagnon de route.
Hier, le reggae incarnait la protestation, la sobriété, la vérité brute.
Peter Tosh, Bob Marley, Joseph Hill, vivaient dans des conditions simples, proches des leurs, connectés au peuple.
Leur luxe était la foi, la conviction, la guitare, la bonne herbe et la sueur.
Aujourd’hui, certains préfèrent la climatisation des SUV aux vapeurs spirituelles des studios en tôle.
Une forme de déconnexion.
Le plus irréductible d’entre tous ses Ivoiriens reste Tangara Speed Ghoda, dans son hakiliso à Abobo derrière rail. Il aura incarné ce reggae enraciné, en haillons, en manteau si nécessaire, mais debout et libre.
Avec lui on devra citer Naftaly ex Fantôme.
Pas besoin de villas, de piscines ou d’alliances politiques pour dire ce qui est juste.
Il est le témoin modeste d’un esprit qui s’efface dans les paillettes. Aurait-il continué de résister? Rien n’est moins sûr.
Alors oui, le reggaeman ne vit plus d’herbes.
Mais qu’il n’oublie pas que sans racines, même l’arbre aux plus belles feuilles finit par se dessécher.
Et sans révolte sincère, le reggae devient juste… un rythme nostalgique pour soirées feutrées.
ALEX KIPRE
photo:dr
POUVOIRS MAGAZINE