Personne. Vraiment personne ne trouve à redire sur son talent, sur sa démarche créative. Pas même les abonnés à la mauvaise foi.
Quand elle écrit, les adultes la font Grand prix littéraire d’Afrique noire (2005). Les adolescents, Prix Kailcedra des lycées et collèges (2014). Quand elle dépose un manuscrit chez Mme Amoikon Fauquembergue, la Pdg des Editions Eburnie se sent honorée. Elle accentue la collaboration en lui confiant le portrait de la capitale ivoirienne. Et Véronique de coordonner l’élaboration d’Abidjan, ville aux multiples visages ». Quand elle dépose un manuscrit chez Françoise Nyssen, Dg des éditions Actes sud, cette dernière est satisfaite. Fière, ministre de la culture de compter l’écrivaine parmi ses pouliches. Quand elle est désignée auteure à l’honneur du Sila 2019, tout le monde trouve ce choix mieux qu’indiscutable ou méritée, naturelle.
Mais si elle fait mentir l’adage qui dit qu’on ne peut faire l’unanimité, c’est parce que Véronique Tadjo tient la vie pour sculpture. Sculpture autour de laquelle elle sait tourner pour la mieux voir. Evitant ainsi un regard tronqué, biaisé. Un angle de perception certainement transmis par sa sculpteure de mère, originaire de la Bourgogne. Mère avec qui elle a contracté le virus de l’art dès le biberon.
Véronique traque l’humanité partout. Aussi manifeste-t-elle toujours, d’une part, un besoin de compréhension (et rien d’autres) de quelque sujet que ce soit. Et d’autre part, une nécessité de s’investir beaucoup, mettre du sien avec une lucidité doublée de modestie.
Fierté
On pourrait rétorquer que tous les écrivains sont ainsi, qu’ils prêtent leurs vies à leurs personnages. Certes, mais nombreux sont ceux qui sous la pression de leur égo, se racontent sous un jour essentiellement favorable. Pas Tadjo. Nourrie par la multi-culturalité, chez elle, la différence, le particularisme, se saisit comme un adjuvant et non un obstacle. Illustrations :
La tragédie de l’Ebola, nous prend à la gorge. Elle décide alors de dresser, en 168 pages, aux éditions Don Quichotte, des portraits de personnes courageuses. Qui luttent contre et de donner la parole à un… baobab dans En compagnie des hommes.
En avril 1994, 800.000 à 1 million de frères s’entretuent. 12 écrivains dont Tadjo se rendent des années plus tard sur les lieux des crimes. Son récit du Rwanda après le génocide, est saisissant. Loin de ne céder qu’au jugement, ce récit est recherche d’humanité chez des hommes gagnés par la haine. L’ombre d’Imana est la prothèse d’humanité aux frères Rwandais. Mais pas que : l’ombre d’holocauste et des Kmers rouges plane également sur ce texte.
Les premier et deuxième président de la République de Côte d’Ivoire, Félix Houphouet-Boigny, et Henri Konan Bédié sont Baoulé. Davantage à leur insu- 39 ans de règne- que sciemment, les citoyens originaires de ce groupe ethnique trouvent une légitimité. Légitimité enracinée à travers et depuis le mythe fondateur de la Reine Pokou dès le XVIIIe siècle. Tadjo s’intéresse à la question avec humilité. Ce grand intérêt pour la vie identitaire avec Reine Pokou : concerto pour un sacrifice est salué par le jury. Voilà Tadjo grand prix littéraire d’Afrique noire.
Genèse
L’héroïne de Far from my father (Loin de mon père), Nina vient enterrer son père en Afrique. Elle découvre que ce dernier à d’autres enfants, ses frères à elle. Tadjo en profite pour traiter de l’éloignement. Pour aussi non pas juger la polygamie en Afrique, mais souligner de traits subtils, l’esprit polygame. Et la vision qu’il soit concevable de vivre des vies parallèles. Ensuite aussi que la culture traditionnelle soit pervertie parce que se greffe sur elle, des parasites comportementaux. Loin de mon père n’est pour autant pas autobiographique.
Dans la vie non fictionnelle, le père de Véronique s’appelle Tadjo Ehué. Il est Ivoirien. Jeune agni parti poursuivre ses études à Paris, il y rencontre une jeune française de la Bourgogne qu’il épouse. Ils font deux enfants. La cadette, Véronique est vieille d’une vingtaine de mois quand elle rentre avec son frère aîné en Côte d’Ivoire. Pure produit du système scolaire ivoirien, elle intègre grâce à des résultats scolaires convenables le prestigieux temple du savoir au féminin. Le lycée Sainte Marie.
Quelques années plus tard, c’est le lycée technique qui la reçoit. Elle y décroche le Baccalauréat B, un bac économique qui la conduit à l’Université de Cocody.
Là-bas, elle préfère faire de l’Anglais, se sent dans son élément. Avec les artistes comme Zadi Zaourou, son mentor, Noel Ebony, Joachim Bohui, Niangoran Porquet… qu’elle fréquente plutôt.
l’art, son monde
C’est qu’elle a de qui tenir. Sa mère, Michèle Tadjo est artiste plasticienne. Artiste donc. Tadjo fille écrit dans un journal créé à l’université. « Je ne me souviens même pas du titre. Ce journal n’a pas résisté au temps ». Elle obtient sa maitrise et part en France, poursuivre ses études. A Paris, parallèlement à la préparation de son doctorat d’Anglais, elle donne une trajectoire au Bac économique dont elle est titulaire. Elle fréquente l’Institut de développement économique et social (Ides). Elle y prend des cours, s’intéresse au développement agricole.
Son professeur qui l’encadre pense un sujet et s’en ouvre à elle. Il s’agit d’étudier les transformations agraires en pays Sénoufo. D’aller constater de près, l’impact des transformations agraires sur le paysan Sénoufo. Houphouët- Boigny, le président de l’époque ayant choisi, en effet, d’entreprendre de gros chantiers. C’est ce qui explique la Société de développement de la production animale (Sodepra). Et la Société de développement du sucre (Sodesucre) etc…
Le désert par la route
La jeune fille, curieuse de l’autre, de l’entourage, du paysage, gagne Korhogo par la route. Elle traverse donc le désert. Latérite, son ouvrage poétique et son premier livre aussi parait en 1984. Distingué du prix de l’Agence de coopération culturelle et technique (Acct), il porte le sceau de cette traversée. Toute une aventure, suite à un désir de découvrir chaque étape du retour au pays sien.
Une fois à Korhogo, cette multitâche entame les recherches faites de nombreuses prises de notes, se rédige un doctorat en Anglais. Et entreprend de donner des cours d’Anglais au Lycée Moderne de Korhogo. Elle est très loin de s’ennuyer, en pays Sénoufo où elle compte d’ailleurs, un oncle. Il la soutient.
De cette région, elle tombe amoureuse. « Quand on tombe amoureuse, on note ses impressions, ça fait du bien. Et c’est ça qui fait le déclic dans l’écriture.». Akan, de par son père, elle est fascinée par cette culture. Ne s’attendant pas à Korhogo, à un tel contraste, à cette absente de végétation hurlante et envahissante. Elle est amoureuse du sobre, du nu de cette région septentrionale, de la culture mythique, de la religion de cet univers nouveau qui la dépayse. «C’est drôle, mon plus grand dépaysement, s’est effectué à l’intérieur de mon pays ».
Elle tombe amoureuse
Pas aux Etats-Unis, à Paris, Johannesburg, Londres toutes ces grandes villes qu’elle a pu connaître. Korhogo favorise en même temps une découverte de l’intérieur d’elle-même, de ses rêves, de ses certitudes bousculées. Les pages de Latérite porte ce nu, prompte au contact des cœurs, à la caresse de la peau de l’âme. « La dureté de la terre qui est vaincue, a été un autre contraste qui a fécondé mon imagination ».
Elle retourne à pour Paris, pour juste soutenir sa thèse et revient enseigner non plus au Lycée moderne de Korhogo. Mais à l’Ecole normale supérieure (Ens) pendant une année puis à l’université de Cocody, au département d’Anglais. Elle est docteur tout de même et auteur de Latérite. Même aujourd’hui encore, pour beaucoup, le nom Tadjo rime avec Latérite. Preuve que la poésie peut avoir un impact.
« Si cet impact s’est perdu, c’est parce qu’il y a une grosse commercialisation de la littérature. Mais la poésie reste très forte aussi parce qu’elle est un langage imagé, condensé, épuré. Je dois beaucoup au professeur Zadi pour ça ». S’ensuivent A vol d’ oiseau, Le royaume aveugle, Champ de bataille et d’amour.
Première Ivoirienne grand prix littéraire d’Afrique noire
Quand elle sort Reine Pokou, chez Actes sud, c’est la consécration. Nous sommes en 2005 et elle est distinguée Grand prix littéraire d’Afrique noire. Elle est la première Ivoirienne à pénétrer ce cercle jusque-là habité par Aké Loba (1961), Bernard Dadié (1965 & 1968) à deux reprises, Jean-Marie Adiaffi (1981), Ahmadou Kourouma (1981) et Bandama Maurice (1993).
Parallèlement, l’illustratrice qu’elle est, s’adresse aux enfants avec Le seigneur de la danse, Mami Watta et le monstre. Elle écrit aussi Grand-mère Nanan (un hommage à sa défunte grand-mère paternelle), Le grain de mais magique, Mandela non à l’Apartheid (2010). En dosant habilement textes et illustrations. En s’adressant aux adultes dans Le royaume aveugle, Véronique Tadjo a incommodé plus d’un, par sa peinture acerbe et subtile du pouvoir. C’est que le monde de la politique fonctionne comme un repoussoir pour elle parce que « j’aime prendre de la distance, je veux garder mon cerveau. C’est-à dire être à même de juger sans être prise dans l’étau d’une quelconque pression. J’aime pouvoir garder ma capacité de jugement».
Première femme noire Professeur titulaire à l’université de Johannesburg
Sereine, Tadjo ne panique pas devant l’accueil réservé à ses ouvrages : «Je sais que tôt ou tard, ils seront appréciés. Je ne travaille pas dans le court terme. Un livre comme L’ombre Imana serait utile aujourd’hui où l’on parle de réconciliation, de dialogue. Pourtant il ne date pas de maintenant ». C’est que le besoin de communiquer de Tadjo est grand. Son amour de l’enseignement en résulte. L’enseignement, un autre métier dans lequel elle excelle. Au point d’être nommée en 2012, Professeur à l’Université de Witwatersrand au centre de Johannesburg.
Grade le plus élevé dans la hiérarchie estudiantine en Afrique du sud où cette métisse a travaillé, vécu et s’est bien sentie pendant 14 ans (2001-2015). « Ce n’est pas une question de couleur de peau. C’est une question de vision de monde et projet de société. Tu peux être noir ou blanc de la tête au pied, mais si l’on veut te marginaliser on te marginalisera. Dès qu’on rentre dans des considérations discriminatoires ». C’est la toute première femme noire à accéder à cette strate dans un établissement qui a pratiquement un siècle d’existence. Véronique Tadjo est de partout.
Etre de partout
Elle vit depuis 4 ans à Londres, d’où elle vient régulièrement en Côte d’Ivoire à la cité des arts. Dans le quartier de Bernard Dadié, depuis plus d’un quart de siècle. Le départ de Dadié la peine car Tadjo redoute et ne supporte pas que les œuvres ne survivent pas à leurs auteurs. Et que la conservation soit défaillante. C’est ce qui justifie que le 12 septembre 2018, l’écrivaine a tenu à donner un second souffle au travail de sa mère Michèle (1932-1998). Par le truchement notamment d’une expo au titre évocateur « Vents et marrées ».
Traduite en plusieurs langues, elle continue de mener conjointement les deux écritures pour enfance et adulte (une dizaine de titres pour chaque catégorie). Loin de s’opposer, les deux écritures se font au contraire, bien souvent écho. Par exemple, Loin de mon père parle de Nina qui revient pour organiser les funérailles de son père en Côte-d’Ivoire.
Dans un pays encore sous le choc de la crise politique et militaire ayant provoqué un certain nombre de morts. Ayanda, la petite fille qui ne voulait pas grandir utilise d’autres mots et d’autres images pour parler de la perte du père pendant une guerre « absurde ». Ayanda doit réapprendre à vivre dans sa communauté après l’énorme peine que la disparition de celui qu’elle aimait tant lui a causée.
ALEX KIPRÉ
Photo: dr
POUVOIRS MAGAZINE