Pierre Kipré: l’ethnie est un argument politique »

2 mois

Aujourd’hui, le 21 février, marque la journée internationale de la langue maternelle. Le ministre de l’Éducation nationale, ambassadeur Pierre Kipré, se prononce sur ces langues.

Pierre Kipré : « Le rôle de la langue est important. Avant de parler de son rôle en tant qu’identité ou en tant qu’outil d’intercommunication, il faut d’abord en aborder le niveau de base. Ensuite, il y a le rendu des valeurs qui sous-tendent cette langue. Et enfin, l’identité générale de la communauté qui parle cette langue. Si vous voulez vous faire adopter par une communauté, parlez d’abord sa langue. Parlez d’abord sa langue. Et certains administrateurs coloniaux en ont profité. Ils se sont arrangés pour comprendre quelques mots dans nos langues, et puis c’était gagné. « Ah, il parle ma langue ! » … »

La deuxième chose importante, c’est que dans une société plurilingue, vous avez un problème d’intercommunication qui constitue aussi un blocage. Si vous voulez être une communauté cohérente, voire une nation, il faut que les membres de cette communauté se comprennent. Je prends, par exemple, le cas de notre pays.

Il y a 60 langues, 60 langues. Et on se dit « Ah, on ne pourra jamais ! »

D’abord, la notion… Pourquoi ai-je parlé de communauté et non d’ethnies ? Les ethnies ont eu une histoire, comme dirait un de mes collègues, mon cher ami Elikia M’Bokolo. Les ethnies ont eu une histoire parce que les ethnies ne sont pas figées. Elles ont eu une histoire parce qu’elles s’ouvrent nécessairement au métissage. Les ethnies ont eu une histoire parce que l’ethnie est aussi un argument politique.

Je n’insiste pas trop sur cet aspect pour ne pas m’entraîner trop loin.

Et donc, si vous voulez constituer demain une nation, il faut au moins que les membres de cette nation se parlent. Et qu’ils se parlent dans une ou plusieurs langues qui traduisent votre identité collective, ce que j’appelais un « nom collectif ». Certains pays d’Afrique l’ont compris et ont introduit l’apprentissage de nos langues nationales dans le circuit éducatif. J’avais essayé de mettre cela en place lorsque j’étais aux Affaires. On m’a fait comprendre qu’il fallait me calmer, que ce n’était pas l’ordre du jour. Mais le fait est que, je prends un exemple tout bête : on a eu la CAN l’année dernière.

Côte d’Ivoire, RDC. Pendant que les Congolais sont en train de parler en lingala, nous, on est là, on parle… Je ne sais pas quoi dire. Le petit Adingra, s’il veut parler à Diakité, il va parler en quoi ? Il va parler en français. En français, le gars de la RDC a compris. « Fais-moi la passe. »

Or l’autre, il a dit, fais-moi la passe en lingala. Vous, vous n’avez pas compris.

« Là, tu es en train de partir à droite, il a fait la passe à gauche. Je prends cet exemple bête pour dire que le minimum, c’est que les Ivoiriens que nous sommes puissions parler dans une, deux ou trois langues de chez nous.

Au moins, on va se sentir proches les uns des autres. On va se sentir proches parce que ce sera notre identité ivoirienne qui sera en train de poindre de cette manière. Si en plus de cela, en plus du fait que j’apprends, je suis bété, j’apprends le Koulango…

Si en plus de cela, en apprenant le Koulango, j’apprends les proverbes Koulango, j’apprends les coutumes Koulango. Le Koulango va dire : « Ah, donc Kipré-là, c’est mon frère, il pourra venir s’installer chez moi, comme il veut, et moi de même, aller chez lui. » Bref, vous voyez que la langue est quelque chose de considérable dans le fonctionnement de la culture et pas simplement dans les productions culturelles, et pas seulement dans le rendu des biens culturels.

Déjà, au niveau de l’intercommunication et au niveau de l’identité, c’est quelque chose d’essentiel.

Et je suis de ceux qui considèrent que notre pays ne fait pas suffisamment d’efforts pour aller dans ce sens de l’intercommunication. On dirait qu’on a 60 ethnies. Quelle langue choisir ? Détail, c’est un détail. C’est un détail technique qui peut se résoudre.

Prenons le français. Lorsque François Ier décide d’imposer le français comme langue dans son royaume, à cette époque-là, la France comprenait mille patois, dialectes, etc. Mais progressivement, la langue française, c’est-à-dire la langue de l’île de France, du domaine du roi, s’est imposée. Parce qu’on a dit : « Bon, à partir de maintenant, si tu veux faire un papier, si tu veux faire une requête au roi, il faut faire ça dans sa langue. » Dans la langue du roi. Le roi, quand il prend un édit, il le fait dans sa langue.

À vous de vous débrouiller. Mais en même temps, on a demandé aux intellectuels d’écrire beaucoup dans la langue du roi.

Et c’est la langue la plus courante, celle dans laquelle on a traduit la Bible, celle dans laquelle on écrit les romans, etc., qui finit par l’emporter.

Vous allez au Sénégal. Au Sénégal, tout le monde n’est pas Wolof.

Il y a plusieurs langues au Sénégal. Mais les gens ont pris l’habitude d’utiliser cette langue commerciale qui finit par s’imposer. Vous voyez un Sénégalais, il va vous parler Wolof, tout en étant Toucouleur ou tout en étant Sérère.

Donc, il y a des aspects techniques qui peuvent se résoudre. L’essentiel, c’est qu’il faut choisir de faire apprendre au moins une langue à ton enfant. Je vois beaucoup de cadres de ma région, Daloa, monsieur et madame sont bétés, et les enfants ne savent pas parler bété. Mais je prends le cas de certains de mes neveux : père et mère, ils ne comprennent pas. Tout simplement parce que nous ne leur avons pas appris. »

PROPOS RECUEILLIS PAR

ALEX KIPRE

photo: POUVOIRS MAGAZINE

POUVOIRS MAGAZINE

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