« Il était là, nimbé de brillance froide, tombé sans doute sur le seuil de sa maison arrogante depuis la branche de quelque flamboyant dont le jardin était planté car, se dit Norah, elle s’était approchée de la maison en fixant du regard la porte d’entrée à travers la grille et ne l’avait pas vu s’ouvrir pour livrer passage à son père et voilà que, pourtant, il lui était apparu dans le jour finissant, cet homme irradiant et déchu dont un monstrueux coup de masse sur le crâne semblait avoir ravalé les proportions harmonieuses que Norah se rappelait à celles d’un gros homme sans cou, aux jambes lourdes et brèves ». Page 1
D’emblée, l’on est aspiré par le souffle kilométrique de la phrase construite à l’aide de plus 100 mots. De quoi rappeler Marcel Proust. Ces longues phrases aimant, ces phrases amantes si bien rythmées, si bien ponctuées qu’on n’en sent point le souffle haletant qui devrait encombrer la lecture. Ces phrases parfaitement claires quoique longues, et au charme envoûtant qui, poliment, se laissent entrecouper de paragraphes extrêmement courts (une seule ligne de (seulement) 8 mots parfois : il lui sembla percevoir un relent de moisi.
On en sort le souffle court. Cet impressionnant gros effort de composition crée une forme, si ce n’est, un style qui n’appartient qu’à Marie N’Diaye, mais qui nous touche tous, comme une partition qu’un maître de chœur fait exécuter en faisant alterner soprano et ténor, par exemple. Cette musique, pardon ce livre, dresse le portrait de trois femmes au sort cauchemardesque qui disent « Non ! » pour refuser comme le suggère Ahmadou Kourouma. Elles refusent la soumission que la vie et ses lois encore et toujours sous le joug de la phallocratie et de la misogynie leur imposent.
Le déterminisme social est battu en brèche par Fanta (qu’on découvre à travers l’histoire de Rudy en réalité), par Khady et par Norah, les trois héroïnes que N’Diaye voudrait puissantes.
Agée de huit, Norah, la sœur de Sony, est enlevée à sa mère par son père (homme séduisant) qui part vivre avec elle au Sénégal. 38 ans, devenue depuis lors avocate et vivant à Paris avec sa fille Lucie et son ami Jacob, Norah n’a pas fait son deuil de cet enlèvement.
Aussi, quand son père, visiblement à la recherche d’une grandeur évanouie, lui demande de venir défendre son frère Sony qui a agressé sa belle-mère dont il était tombé amoureux, c’est le début d’une histoire poignante servie par une conduite intelligente et quasi vicieuse de la trame narrative et de l’intrigue.
Nous bouderons toutefois le fait d’avoir tenu pour roman, ce qui nous est apparu en réalité comme une juxtaposition de trois petites nouvelles, tant l’histoire de Khady est autonome de celle de Norah qui tiendrait bien sans celle de Fanta.
Notre instinct de mâle (ce n’est pas une tare) s’invite dans la lecture pour bouder le féminisme tous azimuts de l’auteure qui édulcore un peu le thème des migrants.
Ce thème est bel et bien l’apanage des hommes également et non la chasse gardée des femmes. On achèvera la série de reproches en mettant à l’index la gestion et le rendu de l’environnement spatial. Si les passages relatifs à la France sont réussis, l’exposition du Sénégal est elle rêvée, aérienne, au point de faire songer à l’irréel de David Diop dans « Coups de pilon ».
ALEX KIPRE; POUVOIRS MAGAZINE
