Changer la perception de l’Afrique sur elle-même tel est l’enjeu de la plateforme «Sembura», collection qui publiera cet ouvrage au Maroc, et dont l’ambition porte sur la libre conversation, le libre examen de ce qui se rapporte à l’Afrique, ainsi que la restitution, in fine, des pensées formulées pour un continent par ses intellectuels, ses habitants, sa diaspora et par des citoyens du monde en sympathie avec l’Afrique qui pense, propose et expose des idées nouvelles.
En inaugurant cet espace conversationnel à partir d’une interrogation liminaire « Qu’est-ce que l’Afrique ? », nous voulions reposer les bases d’un débat africain interpellant ceux et celles qui « ont l’Afrique au cœur et le cœur en Afrique », selon la trouvaille sans équivoque de Mme Rabiaa Marhouch.
L’objectif essentiel de l’ouvrage à venir est de mieux faire connaître aux lecteurs en général et au public africain en particulier les institutions nationales, régionales, transnationales, voire internationales, qui ont régi, régissent ou régiront la marche du continent et la vie de ses populations. Certes, un principe de droit proclame que « nul n’est censé ignorer la loi », mais trois obstacles essentiels nous paraissent contrarier une bonne connaissance des cadres légaux, ritualisés ou consacrés par les Africains : la faible mobilisation du système éducatif pour les populariser, la faible présence des intellectuels pour en débattre, la complexité des instances concernées et les problèmes issus de la modification de ces instances, voire de leur insertion dans une Afrique bouleversée par diverses convoitises. Par ailleurs, la taille du continent et la diversité institutionnelle qui le caractérise sont un paramètre qui complique l’analyse comme la vulgarisation. Aussi, toute ambition de réduire les opacités et les méconnaissances dépend de la levée du brouillard institutionnel qui recouvre la réalité africaine et qui accentue la distance des citoyens africains avec leurs propres cadres institutionnels. L’exemple le plus évocateur de cette distance est celui des chartes fondamentales et des difficultés actuelles à les pérenniser, à les faire vivre et à favoriser les modes d’adhésion, d’approfondissement, de création du droit par des décisions novatrices de cours constitutionnelles jouant réellement leur rôle, afin de proposer des processus innovants de préservation de la paix civile. Les chartes qui régissent nombre d’États africains actuels semblent élastiques et précaires. Les populations le perçoivent bien et semblent indifférentes à des objets juridictionnels difficilement identifiables et instables. Des constitutions sans cesse modifiables et adoptées parfois à la sauvette contiennent et distillent un poison où qu’elles s’appliquent. Ce poison ne peut produire qu’une vie publique elle-même anémiée, soumise à de constants chahuts et vouée à une agonie programmée.
L’Europe a connu, depuis la Grèce antique, les guerres médiques ou puniques, avant de basculer vers la constitution de grands empires : nordique, romain, russe, germanique, français, anglais, etc. Cette même Europe, sortant de ses oppositions, de ses confrontations avec l’empire ottoman, à cheval entre l’Europe et l’Asie, s’est lancée dans des aventures outre-Atlantique, qui ont produit des désastres : la saignée de l’Afrique et la saignée subséquente des peuples précolombiens. L’externalisation de sa puissance s’est faite au détriment de l’Afrique où nous assistons aujourd’hui, au vingt-et-unième siècle, à une forme d’agonie de la notion d’État vue comme la forme la plus universelle de gouvernement. Cette agonie montre une réalité implacable : la greffe des idées importées de l’Occident ne prend pas sur une histoire africaine niée et sur des populations spoliées, arrachées à ce qu’elles avaient adopté, établi et légitimé selon leurs us et coutumes. Les formes de l’État sont diverses et la question du meilleur gouvernement a mobilisé les penseurs du politique sans épuiser le sujet ; il est donc vain de croire que seule la forme républicaine de l’État est la voie unique à suivre par tous et partout. L’Afrique a connu « La république des royaumes et des empires », avant l’ère dite moderne et avant la colonisation, même si leur historiographie n’a pas toujours été codifiée et strictement documentée en dehors de l’Égypte pharaonique. Sans qu’il soit nécessaire de remonter au Pharaon Imhotep, disons que l’Afrique australe eut ses royaumes : Zoulou, Monomotapa, Sotho ou Swazi (devenu Eswatini). Dans les royaumes d’Afrique de l’Ouest, citons, en dehors du Ghana, ceux du Mali, du Songhaï, de Gao, d’Abomey, du Kanem, de Kong (que l’on situerait autour de la Côte d’Ivoire actuelle et qui date du XIe siècle et où se côtoyaient Arabes, Berbères et Noirs). Les royaumes d’Afrique centrale englobaient le Kongo, le Kitara, le Bouganda, le Sokoto, le Lounda, le Rwanda, le Burundi, l’Adamaoua, le Mandara, les royaumes Bamoum et bamiléké, etc. Il ne reste aujourd’hui que trois monarchies en Afrique : le Maroc (monarchie constitutionnelle dirigée par le Roi Mohammed VI), le Lesotho (monarchie constitutionnelle dirigée par le Roi Letsie III) et l’Eswatini (monarchie absolue dirigée par le roi Mswati III). Trois monarchies et 49 républiques, tel est le sobre constat institutionnel de l’Afrique du XXIe siècle. À celui-ci, il conviendrait, pour une radiographie plus fine des régimes de l’Afrique actuelle, distinguer les États fédéraux des États centraux. Une autre distinction prendrait en compte les États unitaires différents de ceux déconcentrés de fait, ou régionalisés, voire sous partition masquée (nul besoin d’évoquer ici des États dont le contrôle du territoire et des frontières n’est qu’apparent, car ils sont en réalité sous tension et semi-contrôlés). À cette seconde distinction viendraient s’ajouter les États sous le contrôle des militaires et ceux dirigés par les pouvoirs civils. Autrement dit, l’Afrique peut ressembler, au point de vue de la macrostructure, à un millefeuille institutionnel inédit.
Les institutions sont des cadres d’équilibre garants d’une vie collective. Ce sont des conventions juridiques, politiques, cultuelles, culturelles, économiques et sociales que les peuples adoptent et au sein desquelles s’organisent les interactions entre citoyens. Le but fondamental de toute organisation civile et communautaire, à caractère protocolaire ou régie par un ordonnancement codifié, réglementé ou non écrit, est le mieux vivre collectif. En effet, aucune nation ou collectivité n’a proclamé qu’elle se fondait pour viser son autodestruction. En Afrique, du dix-neuvième au vingtième siècle, une tectonique des plaques institutionnelles a fragilisé le continent. Aujourd’hui, à quel type d’organisation spécifique et adaptée à la culture africaine les institutions doivent-elles correspondre ? Comment faire émerger d’une Afrique rétive à l’injonction d’un universalisme étriqué une Afrique libérée de ses entraves ? Comment vaincre la rumination perpétuelle de l’instabilité des institutions en Afrique ? Comment s’éloigner de la déploration permanente qui consiste à penser que l’Afrique, bien qu’elle dispose d’hommes forts, l’état de ses États oblige à constater que ce continent manque d’institutions fortes selon le constat amer qu’en fit Barack Obama, 44e président des États-Unis ?
Rabiaa Marhouch, écrivain, éditrice, docteure en littérature française et comparée, chercheuse associée au laboratoire Rirra 21, Université de Montpellier 3.
Eugène Ébodé, écrivain, docteur en littérature française et comparée, chercheur associé au Laboratoire Rirra 21, Université de Montpellier 3.
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